Une lettre du sociologue Pierre Bourdieu de 1957 vient d¡¯¨ºtre retrouv¨¦e ¨¤ l¡¯Universit¨¦ Clermont Auvergne

Quentin Rodriguez, Doctorant au Laboratoire Philosophies et Rationalit¨¦s (PHIER) de l¡¯Universit¨¦ Clermont Auvergne, a eu la grande surprise de retrouver, en rangeant des ouvrages ¨¤ la biblioth¨¨que, une lettre manuscrite du sociologue Pierre Bourdieu, dat¨¦e de 1957 et adress¨¦e au philosophe Jules Vuillemin.

Il revient sur l¡¯histoire de cet incroyable courrier, t¨¦moignage du lien qui unissait le sociologue au philosophe, alors ¨¤ l¡¯universit¨¦ de Clermont-Ferrand.
 

Le philosophe Jules Vuillemin, d¨¦c¨¦d¨¦ en 2001, a ¨¦t¨¦ un important historien de la philosophie et philosophe des math¨¦matiques, et a quitt¨¦ Clermont-Ferrand, o¨´ il exer?ait ¨¤ l¡¯universit¨¦, pour le Coll¨¨ge de France en 1962. Il a ¨¦t¨¦ un mentor intellectuel important pour Bourdieu, qui a commenc¨¦ par la philosophie avant de se tourner vers la sociologie au cours de son travail de doctorat. Bourdieu lui a d¡¯ailleurs d¨¦di¨¦ son dernier cours au Coll¨¨ge de France en 2001 sur la sociologie des sciences (Sciences de la science et r¨¦flexivit¨¦). Par ailleurs, Bourdieu a ¨¦t¨¦ professeur de philosophie au lyc¨¦e de Moulins en 1954-1955, ce qui lui a probablement donn¨¦ plus d¡¯occasions de c?toyer Vuillemin ¨¤ ce moment.

Une bonne partie de la biblioth¨¨que du laboratoire PHIER a ¨¦t¨¦ constitu¨¦e par Jules Vuillemin. Un certain nombre de livres sont annot¨¦s probablement de sa main. Cette lettre est un petit document d¡¯une page, adress¨¦e ¨¤ Jules Vuillemin, qui ¨¦tait alors professeur de philosophie ¨¤ l¡¯universit¨¦ de Clermont-Ferrand (de 1950 ¨¤ 1962). Elle est rest¨¦e l¨¤, gliss¨¦e dans la couverture d¡¯un livre, probablement depuis une soixantaine d¡¯ann¨¦es, malgr¨¦ les d¨¦m¨¦nagements qu¡¯ont d? connaitre les ouvrages du d¨¦partement de philosophie qui se sont retrouv¨¦s aujourd¡¯hui au PHIER.
Elle ¨¦tait dans l¡¯enveloppe qui l¡¯accompagnait, ouverte. C¡¯est une lettre assez ¨¦mouvante, puisqu¡¯elle est envoy¨¦e depuis Alger, o¨´ Bourdieu (27 ans), pr¨¦parant son doctorat, a ¨¦t¨¦ envoy¨¦ faire son service militaire en pleine guerre d¡¯Alg¨¦rie. L¡¯enveloppe est tamponn¨¦e du 21 mars 1957. Bourdieu ¨¦voque d¡¯ailleurs dans la lettre ? les inqui¨¦tudes d¡¯alentour ?. Si l¡¯on en croit le texte, cette lettre ¨¦tait accompagn¨¦e de la premi¨¨re partie (et d¡¯un brouillon de la deuxi¨¨me partie) de son manuscrit de th¨¨se de philosophie, men¨¦e sous la direction de Georges Canguilhem sur ? les structures temporelles de la vie affective ?, et pour laquelle il demande la relecture critique de Vuillemin. Mais ce manuscrit n¡¯a pas ¨¦t¨¦ retrouv¨¦.

Bourdieu n¡¯ach¨¨vera jamais cette th¨¨se de philosophie. Il l¡¯abandonne justement au cours de l¡¯ann¨¦e 1957. Il s¡¯int¨¦resse ¨¤ la sociologie en Alg¨¦rie, et fera toute sa carri¨¨re dans cette discipline une fois rentr¨¦ en France. Cette lettre est donc un t¨¦moignage int¨¦ressant du Bourdieu doctorant de philosophie.
 

Il fait une allusion ¨¤ la fin de la lettre, sans oser en dire plus ¨¤ Vuillemin, ¨¤ un projet d¡¯ouvrage sur l¡¯Alg¨¦rie. Il s¡¯agit probablement de ce qui deviendra son Que sais-je ? Sociologie de l¡¯Alg¨¦rie paru l¡¯ann¨¦e d¡¯apr¨¨s (1958), qui constitue ¨¤ la fois sa premi¨¨re publication et son passage d¨¦finitif ¨¤ la sociologie. Il parle ¨¦galement de sa r¨¦ception d¡¯un ouvrage du philosophe n¨¦o-kantien Ernst Cassirer, que des sp¨¦cialistes de l¡¯?uvre de Bourdieu voient comme une source d¡¯inspiration pour l¡¯¨¦laboration ult¨¦rieure de son c¨¦l¨¨bre concept sociologique d¡¯habitus. Enfin, il mentionne dans la lettre le nom de Pariente. Il s¡¯agit de Jean-Claude Pariente, ¨¦galement professeur de philosophie ¨¤ l¡¯universit¨¦ Blaise-Pascal dans les ann¨¦es 1990, et de la m¨ºme g¨¦n¨¦ration que Bourdieu. Ils furent camarades ¨¤ l¡¯?cole normale sup¨¦rieure, et J.-C. Pariente ¨¦tait alors professeur de philosophie en lyc¨¦e ¨¤ Alger, discutant r¨¦guli¨¨rement avec lui. Dans son Esquisse pour une auto-analyse publi¨¦e ¨¤ titre posthume, le sociologue expliquait en effet que ? pendant [s]a longue transition entre la philosophie et les sciences sociales ?, ? Jules Vuillemin, ou, dans ma g¨¦n¨¦ration, Jean-Claude Pariente [¡­] je leur donnais ¨¤ lire ce que j¡¯¨¦crivais, avant publication, et je leur parlais de mes recherches ? (p. 45-46). Dans ce m¨ºme ouvrage, il parle ¨¦galement du ? groupe de Clermont-Ferrand ? avec Vuillemin et Michel Foucault, auquel il s¡¯identifiait alors.
 

S¡¯agissant d¡¯une archive priv¨¦e dont la place est dans le fonds du destinataire de la lettre, l¡¯Universit¨¦ Clermont Auvergne la fera parvenir au fonds Jules Vuillemin conserv¨¦ ¨¤ Nancy aux Archives Henri-Poincar¨¦ (UMR 7117 CNRS / Universit¨¦ de Lorraine / Universit¨¦ de Strasbourg).

Voici une retranscription du texte propos¨¦e par Quentin Rodriguez :

? Je me d¨¦cide ¨¤ t¡¯envoyer une partie de mon travail. Non pas que j¡¯en sois tr¨¨s content. Mais il faut en finir avec les h¨¦sitations et les craintes.

Tu serais bon, si tu penses que ?a en vaut la peine, de m¡¯indiquer les points faibles.

Je suis en train de travailler la 2e partie. Je t¡¯envoie quelques pages r¨¦dig¨¦es pour t¡¯indiquer dans quel sens je vais, plus un plan des prochaines pages.

J¡¯ai pens¨¦ que peut-¨ºtre, et l¨¤ j¡¯attends ton conseil, je pourrais faire de ce travail une th¨¨se, en ¨¦tendant la recherche, selon la m¨ºme m¨¦thode ¨¤ [barr¨¦ : l¡¯¨¦motion] la passion et au sentiment.

La premi¨¨re partie contient, je crois, des na?vet¨¦s. Je n¡¯ai pas eu le courage de tout reprendre d¨¨s maintenant.

[?Vois-tu je ne] voudrais pas te donner l¡¯impression que je m¡¯exp¨¦die tout jug¨¦, pes¨¦, annot¨¦....

Je re?ois aujourd¡¯hui, des E.U., [barr¨¦ : ?un] les Formes symboliques de Cassirer, dont je pense me servir surtout pour la 3e Partie (sur la physiologie de l¡¯¨¦motion).

J¡¯ai toujours de grands bavardages avec Pariente - mais les inqui¨¦tudes d¡¯alentour nous occupent beaucoup plus que la philosophie.

Je te parlerai une autre fois d¡¯un projet que j¡¯ai de [une lettre barr¨¦e] bouquin sur l¡¯Alg¨¦rie. C¡¯est encore trop informe. (Peut-¨ºtre cela te para?tra-t-il futile...)

Bien ¨¤ toi,

P. Bourdieu ?


Pour en savoir plus :
 

Sur le laboratoire PHIER : https://phier.uca.fr/

Sur les Archives Henri-Poincar¨¦ : https://poincare.univ-lorraine.fr/

Contacts :